mercredi 21 décembre 2011

La transhumance (en 1984)


J’ai accompagné les bergers provençaux en transhumance (en 1984)


Vacances : évasion, dépaysement, découverte…
Pourquoi aller chercher très loin ce qui s’offre si près. Pour la Parisienne de toujours que je suis, l’exotisme est de réaliser mon vieux rêve bucolique. Un mot chante depuis l’enfance dans ma tête : « transhumance » évoquant les longs troupeaux auréolés de poussière, les sonnailles dans le crépuscule, la voiture familiale noyée dans une mer de laine. Mes premières années de citadine ont été peuplées de bergers et de moutons, de la crèche à Jeanne d’Arc et des ritournelles à La Fontaine.

Mais comment retrouver aujourd’hui cette tradition vieille de tant de siècles alors que seules l’efficacité et la vitesse ont droit de cité. Entassés par centaines dans des camions à trois étages, les troupeaux sont menés en deux ou trois heures au pied de l’alpage. Les nouvelles techniques conduisent à l’élevage intensif, basé sur une alimentation rationnelle, dosée et vitaminée, voire réglementée : nous sommes loin de l’équilibre édifié par tant de générations.

Il existe cependant des éleveurs qui, poussés par la concurrence, s’étant adaptés aux méthodes modernes, reviennent aujourd’hui à la tradition. Elle permet en effet une accoutumance progressive des brebis à l’altitude et a été éprouvée par leurs pères et grands-pères. Et ils sont encore plusieurs dans le Var où ils côtoient parfois les « nouveaux bergers », jeunes diplômés ou écologistes convaincus, mais ils gardent pour eux leurs secrets et leur langue provençale.

Le départ:

Mais revenons à « mes » moutons. Au cours d’une balade imprégnée des senteurs de mai, j’ai voulu photographier le charmant tableau que m’offraient un berger, son troupeau, une chapelle moyenâgeuse et deux cyprès. J’ai commencé par aborder le pâtre : dans la conversation, Roger m’apprend qu’il a choisi de reprendre la transhumance à pied. Il est assez surpris de mon intérêt pour une activité qui comporte plus de risques que de charmes pour lui. Mais c’est entendu : au prochain voyage, je l’accompagne.
Fin juin, comme prévu, je suis prête, sac au dos et chaussures de marche aux pieds : j’ai tout à découvrir. Les présentations sont vites faites : voici Maurice, le frère de Roger, comme lui la cinquantaine alerte et solide, et Didier, leur neveu de 17 ans, et puis Matelot et Bergère, les deux chiens un peu fous, et enfin plusieurs centaines de brebis et d’agneaux de quatre mois. Les béliers restent à la bergerie afin de ne pas perturber la programmation des naissances. Il est inutile de demander des précisions sur le nombre de bêtes : aucun éleveur n’accepte de le dévoiler et les curieux n’obtiennent que des réponses fantaisistes du type : « comptez-les ! ».

Il ne faut pas oublier l’ânesse Ninette qui nous a précédés en compagnie du troupeau d’un berger voisin. Pour cette étape, elle est relayée par la camionnette chargée de l’essentiel : bottes de paille, couvertures, provisions et outils. En cours de route, elle chargera la « curaille ».

Nous terminons les préparatifs. Des « redons » sont attachés au cou des brebis les plus dynamiques.
Les hommes aussi s’équipent : un baudrier phosphorescent nous barre la poitrine et chacun prend son bâton, fait d’une branche de sorbier vert bruni au feu et orné de lacets de cuir tressés et noués : destiné à effrayer les bêtes plus qu’à les atteindre, il scande la marche.
La dernière vérification porte sur les lampes-tempête et les puissantes torches électriques. Didier, en tête du convoi, est le « conducteur » qui doit avancer d’un pas lent et très régulier, à trois kilomètres à l’heure, entraînant constamment le troupeau par des roulements de langue. Sa houlette est ornée de rubans rouges et orangés.

La route

Roger est le « baïle », le responsable qui doit tout surveiller et être partout à la fois : de l’arrière à l’avant, il remonte fréquemment la colonne. Je ferme la marche et dois m’assurer qu’aucun traînard n’échappe à ma vigilance. Je suis chargée de vérifier tous les fossés, les dessous de ponts et les échappées possibles et de rabattre les flâneurs et les gourmands vers le troupeau dont la marche régulière n’admet aucun retard. Il faut aussi aider les intrépides à descendre des talus et les malhabiles à se dégager des ronces, sans les effrayer.

C’est la Saint-Jean et la grande transhumance des citadins vers la Méditerranée toute proche commence tandis que nous entreprenons la nôtre. Maurice conduit la camionnette qui ne peut suivre les raccourcis et doit donc contourner les massifs avant de nous rejoindre pour certains passages plus risqués.
Notre convoi, parti d’un pâturage proche du village, emprunte des « drailles » pierreuses entre les broussailles et les arbustes et des « carraires » à travers les bois, les prairies et parfois les cultures.
Certaines étapes se font sur la route goudronnée qui permet une marche plus rapide, surtout la nuit. Nos trajets s’effectuent de 18h à 23h et de 3h à 10h du matin environ. A ces heures, la température est supportable et les bêtes avancent sans rechigner. Notre départ coïncide avec la pleine lune qui éclaire notre route nocturne. Les aurores et les crépuscules sont réservés aux « drailles », aux raccourcis à travers le maquis et aux raidillons qui abrègent les lacets de la route. Les brebis ne se privent pas de couper au plus court, à travers les épineux où nous avons du mal à les suivre et à les rassembler.
Chaque vallée parcourue est l’occasion d’une halte le long du ruisseau où les brebis s’égaient et broutent les fossés fleuris : chacun boit jusqu’à plus soif. Les étapes aux cols offrent d’autres charmes : l’eau y manque mais c’est le signe que la montée, souvent abrupte au milieu des escarpements, est terminée et la découverte de l’autre versant est une surprise agréable. Nous l’admirons avant de descendre : au loin les Alpes aux neiges éternelles, devant elles les Préalpes, au premier plan le vallon cultivé et les villages accrochés aux coteaux, évoluant des mas provençaux du départ aux chalets montagnards en altitude.

La traversée des hameaux suscite la curiosité de tous. Aux heures matinales, les « redons » aux sons graves éveillent plus d’un villageois qui passe le nez à la fenêtre pour observer notre convoi. Les enfants et les estivants sont les plus assidus et les questions fusent nombreuses, toujours semblables. Si un berger croise notre chemin, la conversation s’engage aussitôt en provençal sur le temps, la route et ses dangers, les nouvelles des autres. Je suis chargée de remplir les gourdes à la fontaine. Les agneaux s’échappent de la main caressante des enfants pour s’abreuver aux caniveaux mais la colonne avance au même rythme imperturbable et ceux qui se sont attardés, hommes ou bêtes, doivent hâter le pas pour la rattraper.

Les haltes

Les haltes nocturnes sont courtes, à la belle étoile. Enveloppés de houppelandes ou de couvertures, nous sommes vite endormis, que ce soit dans le pré d’un fermier accueillant, dans une forêt de sapins où l’altitude et l’humidité se font sentir, ou plus haut dans une cabane alpestre. Les moutons se regroupent et s’assoupissent sous la surveillance des chiens.

De jour, il y a le long repos des heures chaudes. Au-dessus de 18° à 20°, il est inutile d’essayer de faire avancer les brebis : elles « chôment ». Les bêtes s’affalent en petits groupes à l’ombre des arbustes, immobiles, ruminant. Il ne reste plus aux bergers qu’à en faire autant mais nous ne profitons guère des charmes de la sieste, harcelés par les taons, moustiques et autres insectes exacerbés par la canicule. Vers 8h et 19h, nous sortons le panier et la bonbonne de vin : le jambon fumé à la maison, les tomates et poivrons farcis aux herbes préparés par la mère de Roger et Maurice, le pain frais acheté dans le dernier village sont partagés amicalement.

Le troupeau 

Quant aux moutons, ils broutent…beaucoup. Le premier son perçu en découvrant le troupeau, c’est le bruissement incessant des feuilles arrachées aux buissons et mastiquées par les bêtes : murmure léger et permanent, parfois agrémenté d’un tintement de sonnaille ou d’un bêlement apeuré. Certaines brebis, un peu chèvres, dressées sur leurs pattes de derrière, atteignent les basses branches des arbres.

Quand, en altitude, le chemin passe entre deux prairies, les moutons sautent les petits parapets ou les fossés pour se gaver malgré nos efforts pour les rassembler sous l’œil amusé, jamais furieux, du propriétaire. Si l’herbe pousse au bord même de la route, les plus astucieux s’en repaissent tandis que les autres passent entre deux haies laineuses formées des arrière-trains des gourmands. Il faut houspiller les traînards qui arrachent à regret une dernière bouchée de fleurs sauvages à avaler en cours de route. Sept kilos d’herbe ingurgités par jour représentent 1/5 de leur poids pour les plus jeunes.

Quand nous voulons les contraindre à avancer à la chaleur, les moutons déploient une force d’inertie remarquable. Pour se protéger des ardeurs du soleil, ils cherchent désespérément l’ombre d’une pierre, d’un buisson ou d’un muret ou encore celle de leur voisin : chacun cache sa tête sous le ventre de l’animal le plus proche en quête d’une fraîcheur illusoire : il n’y a plus qu’un océan de dos sans têtes.

Partis des garrigues assoiffées de la côte, nous traversons le maquis desséché et la rocaille du camp de Canjuers que même les oiseaux ont déserté (quoi qu’ayant prévenu le colonel, nous ne sommes pas épargnés par les tirs à blanc !). Puis nous apprécions l’ombre et la fraîcheur des sous-bois de conifères avant de parcourir quelques centaines de mètres sur la route Napoléon à l’aurore. Le soir, après la profonde Clue de Saint-Auban, gorge étroite au fond de laquelle cascade un torrent, nous voici au milieu des grasses prairies auxquelles nous ne pouvons empêcher les moutons de faire honneur.
Après 70 kilomètres de marche lente et sept cols souvent gravis par des raidillons, nous atteignons la grande étape, à 1400 mètres d’altitude. Nous devons faire la jonction avec Léon, un éleveur qui regroupe pour l’estivage quatre troupeaux en plus du sien et se charge également de celui que nous lui amenons. Lorsque nous rejoignons le hameau, celui-ci est déjà endormi car il est minuit. Mais l’arrivée bêlante du troupeau coincé dans l’unique rue étroite vient troubler ce calme.

En effet, pour le contrat de garde, les assurances et toute la paperasserie obligatoire, il faut compter les bêtes de Roger avant de les mêler à celles des troupeaux déjà arrivés. Deux planches sont installées en chicane au milieu de la rue et les moutons se pressent au portillon et se bousculent. Mais l’éleveur habile compte sans oublier les resquilleurs qui sautent la barricade de fortune ou les agneaux bêlant qui font demi-tour pour rejoindre leur mère. Des encoches rapides sur la barrière improvisée comptabilisent les dizaines.

Tous vont rejoindre le grand troupeau dont Léon est le « baïle » pour les trois mois à venir, avec la seule aide de ses chiens. Il regroupe environ deux milles bêtes dont chacune a le flanc orné de la marque de son propriétaire, appliquée sur la laine, juste après la tonte, à la peinture indélébile. Au cours de la croissance et de l’été, le sceau se ternit : il est parfois difficile de reconnaître la croix, l’étoile ou l’initiale.

Dans la nuit noire, les nouveaux arrivants se mêlent à leurs compagnons de l’été. Ils vont rester six semaines ici, s’engraissant d’herbe humide. Pour moi, les toisons piquetées de fleurs, le tintement des sonnailles et les bêlements plaintifs sont terminés. En août le troupeau doit monter à 2 400 mètres, sur les pentes des Hautes-Alpes, qui sont louées par une commune voisine pour la saison et d’où l’on domine le paysage de Digne à Allos.

Pour atteindre la cabane de Léon, à partir de la route en cul-de-sac, il faut grimper deux bonnes heures, d’abord au milieu des framboisiers et des buissons de myrtilles en sous-bois, puis dans la prairie épaisse où serpentent des ruisselets. A la fin d’août, j’accompagne Roger et ses amis à l’alpage et je retrouve le grand troupeau libre, éparpillé dans une immense combe. La toile du fond se compose de neiges éternelles lointaines et de sommets plus proches dont se détachent les roues insolites des remonte-pentes. L’air est léger et le ciel sans nuage. Seul un aigle solitaire plane très haut. Parfois, quelques corbeaux tournoyant bas indiquent un animal moribond. Des ruisseaux courent dans l’herbe rase : l’eau en est glaciale et pure. Leur murmure n’est troublé que par le sifflement léger de quelques marmottes qui s’interpellent, dressées ça et là. La cabane tout en bois, se partage entre le bat-flanc couvert de paille où dorment Léon ainsi que sa femme et sa fille qui l’ont rejoint quelques jours, et le coin de la cuisine où toutes les denrées sont suspendues à l’abri des mulots.

L’ânesse broute tranquille : elle n’est de service qu’une ou deux fois par semaine pour descendre au village chercher le pain, le courrier et d’autres denrées indispensables dont le sel. L’éleveur le dépose sur de grosses pierres plates que les moutons viennent lécher entre deux touffes d’herbe. Léon assure la surveillance à la jumelle et peut apercevoir d’autres bergers en estivage sur les versants au loin.

Aujourd’hui le troupeau est rassemblé dans de grands enclos : nous devons « droguer » les bêtes, c’est-à-dire faire ingurgiter une dose de fortifiant à tous les moutons qui n’ont pas encore pris assez de poids. Le « jeu » consiste à repérer et attraper chaque animal à soigner par une patte arrière : il se débat désespérément et se laisse traîner avant de s’assagir quand il se retrouve assis coincé entre les jambes de l’éleveur qui administre la potion. Les sujets traités sont marqués d’un point de couleur au crayon gras sur le milieu du dos. Chargée de ce dernier travail, je découvre vite que c’est moins facile qu’il n’y paraît quand la bête se démène.

Les éleveurs en profitent pour vérifier la castration des agneaux ou la parfaire à l’aide de grosses tenailles : leur habileté rend l’opération indolore. Les bêtes sont si nombreuses qu’on les contrôle par lot de 500 environ qui sont introduites dans le premier enclos tandis que les autres restent parquées dans le second. Toute la matinée, c’est la course épuisante des soigneurs pour atteindre les plus faibles brebis qui se cachent apeurées au milieu de la masse. A plusieurs, le travail est achevé en quelques heures et le troupeau est à nouveau autorisé à s’égayer vers les sommets où l’entraînent les « floqués ». Mon ignorance de Parisienne fait la joie de mes compagnons. Lorsque Roger me montre un soi-disant phénomène dépourvu de canines et incisives supérieures, je m’étonne et c’est l’hilarité géniale ! En classe de 6ème, chacun a appris que c’est le lot des bovins : tout le monde sait cela, sauf… beaucoup de citadins !

Dans la soirée, nous redescendons accompagnés de Ninette chargée de deux moutons atteints de vertige. Ils risqueraient d’entraîner tout le troupeau vers un précipice : on se souvient de Panurge ! L’ânesse chargée de sel remontera plus tard avec Léon. Une cabane nous accueille pour la nuit. Chaque berger sait où trouver la clé. Chandelles, réchaud, vaisselle et provisions sont en réserve. Nous dînons assis sur des chaînes rustiquement découpées dans un tronc d’arbre avant de nous endormir dans la paille constellée de traces de souris.

Début Octobre, juste avant la première neige que Léon sent venir à des indices secrets (elle tombera trois jours plus tard), commence la descente du grand troupeau vers l’étage intermédiaire où Roger viendra chercher ses bêtes. Des assistants fidèles ont rejoint le « baïle » et je fais partie de l’expédition. Nous sommes six dont deux femmes, accompagnés de quatre chiens qui se relaient par deux. Il fait frais et nous pouvons avancer de jour comme de nuit. Le convoi chemine sur des petites routes peu fréquentées où le troupeau s’étire sur plusieurs centaines de mètres. Ninette, débâtée, gambade au milieu. Les toisons odorantes sont imbibées de senteurs de l’alpage et de la forêt de pins que nous traversons.
Les aléas :

Deux courtes haltes et nous franchissons 60 kilomètres en un peu plus de 24 heures. Les embûches sont nobreuses. Les conducteurs des voitures venant d’en face nous aperçoivent de loin et n’ont qu’à laisser leur véhicule à l’arrêt s’immerger dans le flot laineux. Ceux qui nous suivent sont avertis par le panneau énorme « moutons » tendu à l’arrière de la camionnette qui ferme la marche : conduire des heures en première vitesse demande de la constance et nous nous relayons. Ceci n’empêche pas une voiture mal contrôlée de bousculer l’un de nos chiens. Le « baïle » doit courir sur la gauche du troupeau et ouvrir le passage aux autos en repoussant ses bêtes vers la moitié droite de la route, en remontant toute la conne, ce qui suppose une bonne résistance et du souffle. Les chiens pleins de zèle sont prêts à rabattre les animaux au premier ordre de leur maître qu’ils surveillent avec impatience. D’autres dangers guettent les brebis : la mêlée avec un autre troupeau au bord de la route dont les bêlements attirent le nôtre, l’affolement des bêtes laissées seules qui se piétinent et s’étouffent, ce qui est arrivé à une vingtaine de moutons du troupeau passé avant le nôtre. Pour le « baïle », c’est sa fortune et celles qui lui sont confiées qui se déploient devant ses yeux et les risques sont nombreux de perdre quelques animaux égarés, tombés dans un fossé trop profond, éloignés pour boire au ruisseau en contrebas, oubliés ou encore…dérobés au passage par des vauriens en quête de méchoui.

Ayant souhaité découvrir toutes les facettes de la transhumance, je suis servie par la nature au-delà de mes espérances. Vers minuit, un violent orage éclate pour ne cesser qu’à l’aube. Mais notre progression lente n’en continue pas moins. Attentifs cependant, nous avançons comme des automates, irrégulièrement éblouis par de longs éclairs qui nous dévoilent quelques instants la silhouette bleutée des hautes montagnes se reflétant dans le lac argenté que nous longeons. Le paysage s’efface à nouveau et il faut plusieurs secondes pour se réhabituer à la nuit et distinguer le long troupeau qui s’étire sur deux kilomètres, pataugeant dans les ruisseaux qui dégringolent la route que nous gravissons.

Les brebis cheminent éparpillées, silencieuses, la tête basse et la toison gorgée d’eau. Avançant avec difficulté, elles sont si lourdes qu’elles n’ont parfois pas la force de se dégager du fossé ou des ronces. Ma surveillance en queue de convoi doit redoubler malgré le clapotement insidieux de mes chaussures.

Les coups de tonnerre nous effraient moins que les chutes de pierres. Les roches se détachent de la paroi abrupte qui borde un côté de la route coincée entre celle-ci et le lac, sans échappatoire. Certains blocs pèsent une demi - tonne mais la chance est avec nous : aucun ne nous atteint. Sans les voir, nous entendons les pierres tomber et leur nombre sur la chaussée est impressionnant. Au loin devant, je devine la tête de la colonne dont le conducteur balance régulièrement sa lampe-tempête.

Après cette longue étape, nous arrivons au hameau où il est prévu de rendre un de ses petits troupeaux à son propriétaire. Comme à chaque fois qu’ils sont enfermés, les moutons courent d’une extrémité à l’autre, s’écrasent sans pitié et soumettent les grillages précaires à des pressions difficilement contenues par les voisins arc-boutés venus à la rescousse. Non sans mal, quelques centaines d’animaux choisis sont séparés de leurs compagnons de l’été. Le troupeau ainsi délesté de ceux dont les flancs sont frappés d’une étoile ne semble guère avoir diminué et poursuite sa route vers l’étape finale.

Là, les bêtes se reposeront quelques jours avant d’être comptées et rendues à chaque éleveur venu les chercher, anxieux de voir si celles marquées de son sceau ont pris l’embonpoint attendu.

Leur sort est assuré : déjà quelques agneaux sont retenus pour la « fête du mouton » toute proche. Les acheteurs patentés vont passer dans les bergeries du Var choisir les plus gros. A la mi-octobre, la grande foire ovine de Guillaumes va avoir lieu. Les agnelets naîtront à la fin du mois et le cycle recommencera. Les béliers doivent rejoindre les brebis. A la prochaine tonte, la laine sera vendue et perdra les 2/3 de son poids, débarrassée du suint, de la poussière et des herbes.

Nostalgique, je quitte les bergers qui m’ont si gentiment accueillie au milieu d’eux, partageant le pain et la paille, la nature et le savoir, les inquiétudes et les espoirs.

Quelques termes employés par les bergers de Provence :

Le « baïle » est le berger-chef, responsable du troupeau et de la transhumance de celui-ci.

Les « redons » sont de grosses cloches en bronze dont le battant est un os. Ils remplacent la clochette quotidienne des « floqués » et sont soutenus par un arceau de bois de cytise sculpté fermé par une lanière de cuir maintenue par deux clavettes en buis travaillé. Un animal sur cinquante est ainsi lesté d’une sonnaille souvent aussi volumineuse que sa tête.

Les « floqués » sont des moutons qui entraînent le troupeau et sont choisis comme chefs de file. On a épargné trois grosses touffes de laine sur leur dos au moment de la tonte pour les repérer facilement.

La « curaille » est le nom donné aux éclopés et aux traînards toujours à l’arrière du troupeau.

Les « drailles » et les « carraires » sont des voies aménagées depuis des siècles et réservées au passage des troupeaux. Les premières sont étroites et les secondes ont au moins quantre mètres de large. Ces routes utilisées de tous temps par les bergers, autrefois entretenues, sont aujourd’hui oubliées, à l’abandon et parfois annexées. Elles sont tranquilles et sûres, bien que pénibles à la marche. Le droit de passage, octroyé aux pâtres par la Reine Jeanne au XIVème Siècle, est toujours en vigueur aujourd’hui, ignorant les propriétés privées et les camps militaires.

« Chômer » signifie éthymologiquement, selon le Petit Larousse, « se reposer pendant la chaleur » et les moutons appliquent ce principe à la lettre.

Pour en savoir plus :

« La Transhumance du pays d’Arles aux Grandes Alpes » par Marie MAURON, librairie académique Perrin, Paris, 1959.

« Bergers des Cévennes » par Anne-Marie Brisebarre, Espace des Hommes, Berger-Levrault, 1978.